— Il a raison, fit maître Henlin de sa voix grinçante. Si nous attendons demain, ils pourraient ne pas nous croire, même avec ce monstre dans la cage. Et s’ils nous croyaient, ils ne voudraient pas passer pour des imbéciles aux yeux de la reine.

« Bien. Levy, Bret, Norten, allez avec Karal. Emportez les nouveaux diagrammes et le croquis des vagues, pour qu’ils puissent voir comment ça fonctionne. Nous attendrons ici votre retour.

« Maintenant que nous savons comment agissent ces vagues, nous pouvons peut-être imaginer une défense.

Les précieuses cartes furent roulées et insérées dans des tubes imperméables. Ils enfilèrent leur manteau, et Karal se retrouva de nouveau à la tête d’un groupe d’hommes qui, en temps normal, ne lui auraient pas accordé un regard.

L’orage « physique » était effectivement pire que ceux qui avaient suivi les deux premières vagues.

— Ça devrait convaincre vos mages que nous avons raison ! cria maître Levy. An’desha nous a montré que la magie, si elle n’est pas circonscrite à l’intérieur de boucliers, affecte le temps. Si cet orage n’en est pas un exemple, je veux bien bouffer mon étui à cartes !

Karal pensa que l’étui n’avait aucune chance de devenir un amuse-gueule, étant donné la violence de l’orage.

La petite colonne lutta contre le vent et la pluie tout au long du trajet jusqu’au Palais, malgré la protection relative des constructions. Karal craignit plus d’une fois que le vent ne les emporte.

Mais ça n’arriva pas.

Kerowyn avait dû agir suite à la remarque de Karal, car on vérifia longuement leurs identités. Le novice ne se plaignit pas du zèle des gardes – au contraire de maître Levy. Dès qu’on leur eut permis d’entrer, celui-ci partit d’un pas rageur vers le Palais en grommelant dans sa barbe. Karal lui emboîta le pas. Par bonheur, Bret et Norten étaient trop occupés à empêcher les bourrasques de leur arracher leur manteau pour râler. Mais cela ne réconforta pas le jeune homme.

Quand ils atteignirent la porte du Palais, maître Levy lui fit prendre la tête, son expression aussi sombre que la nuit à l’extérieur. Heureusement, la suite des griffons n’était pas très éloignée. Karal craignait qu’un autre retard ne fasse exploser de rage l’ingénieur.

Peut-être n’est-ce pas une question de mauvais caractère. Mais l’inquiétude le ronge…

L’inquiétude et la peur pouvaient avoir des effets inattendus sur certaines personnes. Ulrich, par exemple, devenait encore plus brillant. Maître Levy, lui, se mettait en colère.

Peu importe, pensa Karal en frappant à la porte des appartements des griffons. Nous avons de pires problèmes.

Alors que la porte s’ouvrait, Karal reconnut la voix d’Elspeth. Ouf ! La personne qu’ils devaient convaincre était encore là. Il fit signe aux autres d’entrer et songea un instant à s’éclipser et à les laisser se débrouiller.

Non. Ce serait lâche.

A contrecœur, Karal suivit les maîtres.

Il écouta maître Levy parler de mathématiques et de théorie et envia Natoli d’avoir un si bon professeur. S’il en avait eu un de ce calibre, il aurait adoré les maths ! Hélas, elles restaient pour lui un mystère aussi insoluble que la magie.

— … vous voyez, conclut maître Levy avec une certaine satisfaction, en utilisant ce modèle mathématique, j’ai pu prévoir la taille et la position des points de perturbations de la dernière vague. Bien sûr, nous irons vérifier sur place, mais ceux que nous avons pu atteindre avant la nuit étaient bien où je l’avais annoncé.

— Donc, ces tempêtes sont bien des vagues et elles agissent comme telles ? demanda Elspeth, luttant entre la fatigue et le besoin de comprendre, ces deux émotions parfaitement exprimées par les plis de sa bouche et ceux qui entouraient ses yeux.

Ventnoir jeta un coup d’œil aux cartes et aux diagrammes par-dessus son épaule, le front barré d’une ride d’épuisement et d’anxiété.

— Par bien des côtés, confirma maître Levy. (Puis il leva un sourcil sardonique et ajouta :) Dois-je comprendre que je vous ai convaincue ?

— Grâce à l’animal. J’ai vu des créatures semblables dans les Terres Maudites. Le lapin-tueur que vous avez trouvé me les rappelle trop pour que je ne vous croie pas.

— Et j’admets que les vagues deviennent plus fortes, ajouta Flammechant, à contrecœur. Il le faut, pour que la dernière ait pu transformer ainsi cet animal.

« Mais… des modèles mathématiques ? La magie ne fonctionne pas ainsi !

A la surprise de Karal, le regard que maître Levy posa sur Flammechant était plein de sympathie.

— Je partage votre sentiment, messire. Vous êtes un intuitif, et votre compréhension est si profonde que vous avez une connaissance innée des formules et des lois. C’est ce que ressent un artiste quand il peint un tournesol ou une tempête de neige… Et pourtant, je peux reproduire le tournesol en usant de termes mathématiques précis, et tout flocon de neige a une forme géométrique exacte.

« Si je vous démontre que la magie répond à des lois prévisibles, me croirez-vous ?

Flammechant acquiesça, hébété. Maître Levy avait une forte personnalité – quand il voulait la montrer –, sans doute aussi forte que celle de l’Adepte.

Il ne devait pas arriver tous les jours à Flammechant de rencontrer quelqu’un qui ait un tempérament et un intellect égaux aux siens.

— Ça, c’est votre Cataclysme d’origine, dit maître Levy.

Prenant une feuille de papier et un crayon, il dessina des cercles concentriques.

Karal s’émerveilla de sa dextérité : peu de gens étaient capables de tracer des cercles réguliers à main levée, sans utiliser un compas. Dans son genre, le mathématicien devait être un artiste.

— Il y avait deux centres de disruption, continua-t-il. Un ici, où se trouve maintenant le lac Evendim, et l’autre là, à l’emplacement actuel des Plaines de Dhorisha. La force s’est répandue vers l’extérieur, par vagues – chacun des cercles représente le sommet d’une vague. Vous voyez comme ils se rencontrent en certains points, tandis que la vague gagne du terrain ? Eh bien, vos zones de perturbations se situent là où les sommets de deux vagues se rencontrent.

— Alors, pourquoi les zones touchées étaient-elles si étendues lors du Cataclysme d’origine ? demanda Flammechant. Il ne s’agissait pas de petits cercles, mais d’immenses territoires, compris entre le lac Evendim et la frontière orientale d’Hardorn.

Maître Levy eut un sourire patient.

— Les toutes premières vagues avaient une période – une « profondeur », si vous préférez – énorme. En gros, l’équivalent de plusieurs pays. Au sommet de la vague, les perturbations étaient si puissantes qu’il n’y avait pas besoin que deux vagues se rencontrent pour distordre le monde réel. La vague elle-même provoqua les dommages initiaux, créant ce que nous nommons les Collines des Pélagirs et vous les Terres Maudites. Et pourtant, les nations qui se trouvaient sur le passage de la vague restèrent relativement indemnes.

« Mais aux endroits où les sommets des deux premières vagues se rencontrèrent, on trouve des zones si dévastées que rien n’y vit.

Flammechant se mordilla la lèvre, comme si l’explication de maître Levy lui rappelait quelque chose, mais il ne dit rien.

— Maintenant – il s’agit d’une hypothèse, mais je crois qu’elle est bonne – je crois que la première onde de choc, celle de la destruction initiale des deux centres, a été suivie par des vagues de moins en moins étendues et puissantes.

Il inclina la tête, regardant l’Adepte, comme pour lui demander s’il suivait.

— Peut-être…, murmura Flammechant. Maître Levy jeta un regard de conspirateur à Karal.

— Regardez. Je dessine des cercles concentriques de plus en plus rapprochés. Pour une bonne raison. La vague suivante eut une période plus courte, et ainsi de suite. Les zones de chevauchement devinrent de plus en plus fréquentes, et réduites, jusqu’au passage de la dernière vague.

« Les vagues étant de plus en plus faibles, et leur période plus courte, les perturbations furent confinées aux endroits où leurs crêtes se rencontraient. Voilà pourquoi nous trouvons de petits cercles de perturbation à intervalles réguliers. Ces intervalles représentent une combinaison de la période des deux vagues. Et la période raccourcit à cause d’effets analogues à ceux qu’on observe quand une vague en eau profonde "entraîne" le fond marin. Une question de dépense d’énergie…

Flammechant étudia le diagramme grossier, hocha la tête lentement et enroula une mèche de ses longs cheveux autour de son index.

Flammechant ? Nerveux ? Le soleil va sûrement se lever à l’ouest !

— Si ce que je crois est vrai, ces vagues de perturbation nous reviennent à travers le temps, comme une image inversée dans un miroir.

Maître Levy attendit qu’un de ses « élèves » intervienne.

— Vous voulez dire qu’elles sont encore faibles et peu étendues, mais qu’elles deviendront de plus en plus puissantes et énormes ? demanda Ventnoir.

— Oui, confirma le mathématicien. Et je crois également qu’elles voyagent dans le sens inverse. Au lieu de venir des Plaines et du lac Evendim, elles convergent vers ces deux points. Toute leur puissance, à la fin, se concentrera sur ces deux endroits.

— Oh, fit Elspeth.

— A mesure que les vagues gagnent en puissance, les zones de perturbations ne sont plus confinées aux points d’intersection, mais deviennent aussi vastes que… (Maître Levy marqua une pause.)… c’est une supposition, mais je dirais un tiers de la période de la vague. Et ce tiers, je le répète, peut correspondre à un pays entier, voire plus.

Flammechant se laissa tomber sur un coussin.

— Vous m’avez convaincu, mathématicien, dit-il, très pâle. Vos preuves sont trop bonnes. Et vous m’avez également dit que mon peuple et les Shin’a’in sont condamnés. Ils vivent dans la zone qui sera la plus affectée. Aucun bouclier ne résistera à la puissance qui s’accumule contre nous.

— Peuh ! grogna maître Norten dans le silence qui suivit.

Son exclamation les fit tous sursauter.

— Quoi ? bredouilla Elspeth.

— Veuillez me pardonner, mais j’ai dit : « Peuh ! » Personne n’est condamné, jeune homme ! (Il jeta un regard perçant à Flammechant, comme s’il le trouvait particulièrement stupide.) Nous avons assez d’informations pour prévoir la période des prochaines vagues, connaître leur puissance et savoir où seront les points d’intersection ! Pour le moment, il n’y a de danger qu’à ces endroits. Nous tenons les gens et les animaux à distance de ces lieux, et nous détruisons leur végétation.

« Mais n’avez-vous pas écouté ? Nous avons une solution temporaire. Suffisante pour avoir le temps d’en trouver une définitive !

— Vous avez une solution ? s’écria Elspeth.

— Nous avons une solution ? s’étrangla maître Levy.

Norten leva sa canne et l’agita en direction de maître Levy.

— Bien sûr, idiot ! Tout ce que vous voyez, ce sont vos fichus modèles mathématiques. Réfléchissez ! Vous nous avez démontré que ces frappes magiques agissent d’une manière logique ! Ne comprenez-vous pas qu’elles se comportent exactement comme des vagues composées d’eau ? Ne sommes-nous pas capables de protéger les ports avec des brise-lames ? Alors, pourquoi les mages n’inventent-ils pas des brise-lames magiques pour défendre les lieux importants, tels que les cités, et les nodes dont ils nous ont parlé ?

Il les foudroya tous du regard, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’ils ne comprennent pas ce qui était si évident pour lui.

— Enfer et damnation ! Pourquoi ne peuvent-ils pas créer un brise-lames apte à protéger tous les pays de l’Alliance ?

— C’est pour ça que je suis un mathématicien et pas un ingénieur, répondit maître Levy, penaud.

Maître Norten grogna de nouveau, l’air très content de lui.

— Je… je suppose que c’est possible, murmura Ventnoir.

— Eh bien, vous avez intérêt à le faire, mon garçon ! lança maître Norten. Nous pouvons vous donner les dates, les heures et les points d’interférences. Puis nous calculerons la période et la puissance. Avec tout ça, je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas créer ce brise-lames, au lieu de rester assis ici à gémir que vous êtes « condamnés » !

— Mais la magie ne fonctionne pas ainsi, murmura Flammechant.

Ça ressemblait davantage à une supplique qu’à une conviction.

— Je suis navré, Flammechant, répondit Karal, pas du tout mécontent de voir l’Adepte enfin convaincu de ne pas être le plus grand expert en tout. Elle fonctionne ainsi.

Il tendit à l’Adepte les diagrammes des deux dernières vagues qu’il avait copiés à la taverne. Devant des rangées de chiffres logiques, Flammechant dut s’avouer vaincu.

— Très bien, dit-il enfin. Vous avez raison. Et je vous promets d’apprendre à utiliser tout ça.

« Combien de temps avons-nous avant l’assaut final ?

— Le calcul n’est pas fait, répondit maître Levy. Nous avons juste assez d’informations pour prévoir la puissance des prochaines vagues. Connaître celle des vagues initiales, et leur période, nous aiderait.

— Elles étaient assez étendues pour atteindre les Kaled’a’in, en dépit de la distance qui les séparait de la Tour d’Urtho, dit Treyvan. Néanmoins... nous réussîmes à gagner un endroit où la terre était saine. Peut-être pouvons-nous vous donner une estimation…

— Ça fera l’affaire, répondit maître Levy au griffon.

Il avait sursauté en l’entendant parler, puis accepté qu’une créature pareille puisse tenir un discours intelligent.

— Je peux envoyer un message magique, proposa Flammechant. Et n’y avait-il aucune référence, dans l’histoire que nous a contée Rris, à la durée de ces… euh, je suppose que nous pourrions les appeler des « contrecoups » ?

— Il est resté assez vague, répondit Karal après avoir consulté ses notes. Il a seulement dit : « de nombreuses lunes ». Ça ne nous aide pas beaucoup.

Flammechant cligna des yeux, comme s’il avait oublié que Karal avait pris des notes au cours de leurs réunions.

— Faux ! Nous savons maintenant qu’il nous reste quelques mois pour trouver une parade à la tempête qui déferle sur nous, dit maître Norten. (Puis il bâilla à s’en décrocher les mâchoires et eut l’air surpris.) Dieux et démons, il doit être vraiment tard, ou je ne bâillerais pas !

« Aucun de nous n’est vraiment frais. Que diriez-vous de nous retrouver demain matin, pour voir ce que nous pouvons faire de tout ça ?

— Ce… c’est parfait, dit Flammechant en hochant la tête. J’espère que vous voudrez bien me pardonner. A vrai dire, je n’ai pas l’habitude d’avoir tort. Ça me reste coincé en travers de la gorge.

— Je peux comprendre ça. (Maître Norten lui fit un sourire sardónique.) Je n’ai pas non plus l’habitude de me tromper, et je déteste ça quand ça arrive.

— Nous nous comprenons donc. (Flammechant serra la main de l’ingénieur sous le regard approbateur d’Elspeth et celui, plutôt amusé, de Ventnoir.) A demain, donc ?

— A demain. Karal, je compte sur votre présence, doigts déliés et plumes prêtes à servir ! Je veux des notes sur tout, même si nous pensons être dans une impasse. On ne sait jamais.

Karal soupira. Ça allait être une très longue journée.

— Oui, messire, promit-il.

Un groupe de travail de plus… A ce rythme, il allait s’user les doigts. Heureusement qu’il avait déniché une plume en verre, bien plus résistante que celles d’oie ou de métal !

Je me suis porté volontaire… Avec un peu de chance, peut-être réussirai-je à impressionner Natoli. J’ai le sentiment que rien ne la fascine davantage que la compétence.

Bien après, alors qu’il suivait son maître dans les couloirs, il se demanda pourquoi il avait pensé ça…

Le grand duc Tremane écoutait les rapports de ses commandants, le visage impassible et les tripes nouées. Ils étaient venus à cheval – comme s’ils appartenaient à une horde barbare et pas à la fière armée impériale ! La plupart n’avaient pas monté sur une longue distance depuis des années. Tous les Portails étant tombés, ils n’avaient pas eu d’autre moyen de le rejoindre.

Tout le monde savait que l’armée impériale cédait à la panique. Dès que les mages réussissaient à tout remettre en état, une nouvelle vague de disruption les balayait. Ils n’avaient même plus le temps d’ériger des boucliers ! C’était la troisième fois, chacune étant pire que la précédente. Et les boucliers qui avaient résisté aux deux premières vagues étaient tombés sous la troisième.

Désormais, les hommes se fichaient comme d’une guigne de gagner un pouce de terrain hardornien. Leur seul désir, c’était que les choses redeviennent normales ! Même les mages spécialistes du climat avaient des problèmes. Ils ne parvenaient pas à maîtriser les tempêtes et se contentaient de détourner des camps leurs pires effets.

S’il ajoutait à ça la panique et les perturbations provoquées par les orages qui s’abattaient sur eux, Tremane savait courir au désastre… A moins de faire quelque chose pour remonter le moral des troupes ! Les rumeurs qui circulaient dans le camp étaient suffisantes pour que les plus aguerris des combattants s’inquiètent. Les nouvelles recrues paniquaient et devaient être raisonnées par leurs camarades plus expérimentés. Ces bleus disaient qu’Hardorn s’était payé les services des Rois Noirs du sud, qu’un mage hardornien avait provoqué le désastre, ou que Valdemar lâchait sur eux les pouvoirs secrets de ses Hérauts et de ses chevaux blancs.

Personne ne savait rien, mais tout le monde avait une théorie sur la première défaite qu’allait subir l’armée de l’Empire depuis des siècles, si Tremane n’agissait pas pour y remédier.

Hélas, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait faire.

Je vous promets une tonne d’encens et une grosse de cierges chacun, dit-il aux quarante petits dieux, si vous me donnez l’inspiration !

Mais les dieux étaient en rupture de stock, pour le moment.

Aucun ne lui répondit.

— Nous devons faire quelque chose, dit le général Harde. Peu importe quoi ! Vous devez nous ordonner d’agir, sinon les hommes se diront que vous avez craqué et que tout est perdu.

— Consolidez, répondit Tremane. Mettez tous vos hommes à l’œuvre. Concentrons nos troupes autour de ce fort. Au diable les plans de bataille ! Je veux tout le monde ici, où nous pouvons rester en contact avec des messagers si nous avons besoin de communiquer. Disposant d’une main-d’œuvre si abondante, nous pouvons construire des fortifications. Abandonnez le front. De toute manière, l’Empereur n’est pas en mesure de découvrir ce que nous faisons en ce moment…

Faites que l’Empire souffre autant que nous ! Si c’est le chaos là-bas, personne ne pourra me reprocher ce fiasco. Et l’empereur saura que je n’exagère pas mes problèmes pour couvrir mon incompétence.

Et si c’est quelque chose que Charliss a lâché sur moi ? Sur ses loyaux soldats ?…

Il abandonna ce sujet. C’était un pas vers la trahison et il n’était pas prêt pour ça.

Pas encore.

— Et pour le ravitaillement ? demanda un des commandants. Comment nourrir autant d’hommes ?

— Je ne sais pas encore… J’aurai une réponse quand nous les aurons tous rassemblés. J’ai ici de quoi approvisionner l’armée pendant deux semaines avant de devoir en venir au rationnement.

« Et il y a toujours des rebelles. Il vaut mieux avoir tous nos hommes au même endroit que le long d’une ligne qui fait une bonne moitié de ce maudit pays. Je ne veux pas perdre d’unités parce qu’elles auraient été coupées du reste des troupes.

Cela redonna courage à ses commandants, bien plus à l’aise avec des ordres à exécuter. Quant aux hommes, la marche, puis la construction de fortifications, devraient les faire tenir tranquille un moment.

Je dois demander aux ingénieurs de dessiner des fortifications qui utilisent des matériaux aisément disponibles et peuvent être construites à la main. Après, s’il le faut, je rejoindrai le sol impérial à pied, pensa-t-il en renvoyant ses commandants.

Il s’occupa ensuite des rapports que lui avaient adressés ses érudits, la nuit précédente. Il les avait littéralement fait tirer du lit et mettre au travail.

Je tomberai peut-être en disgrâce, mais je ne laisserai pas mes hommes se faire massacrer par des hordes de barbares !

Au moins, il avait fait venir sa bibliothèque avant que les choses aillent mal. Quelque part, un phénomène comparable avait déjà dû se produire par le passé. Il avait ordonné à ses érudits d’abandonner leurs recherches sur Valdemar et de se concentrer là-dessus. Par tous les dieux, il découvrirait quand il y avait eu des perturbations comme celles-là, où elles avaient frappé, et ce que les gens avaient fait à ce sujet !

« Mon seigneur… » Le rapport commençait ainsi – le chef historien avait été assez impressionné par ses ordres pour oublier toutes les absurdités de rigueur dans ce genre de document.

Le pauvre homme devait désormais se passer de lampe, de feu magique, d’eau courante et de bien d’autres commodités. Et cela lui faisait sentir l’urgence de la situation.

« Les perturbations sont assez inhabituelles pour que nous ayons pu éliminer la plupart des textes de votre bibliothèque. Trois de mes collègues et moi connaissons bien l’histoire de l’Empire. Nous savions que nous ne trouverions rien à ce sujet dans les Chroniques Officielles. Autrement dit, nous avons commencé nos recherches dans les textes antérieurs à la fondation de l’Empire. »

Eh bien ! Tremane se radossa à son siège, stupéfait. Il savait que posséder des copies de textes aussi anciens était un coup de chance dû à son intérêt pour l’histoire. Peu de gens en détenaient d’aussi vieux. Il avait payé une fortune, souvent assortie d’un pot-de-vin, pour obtenir certains ouvrages. Aujourd’hui, il était content de l’avoir fait.

« Primo, je dois vous prévenir que ces textes sont un mélange de plusieurs langues archaïques, et qu’il nous faudra du temps pour les traduire. Néanmoins, nous sommes tous d’accord sur la teneur de notre découverte.

Secundo, les textes eux-mêmes sont les écrits personnels d’antiques guerriers. Certains étaient des mercenaires, et d’autres les loyaux soldats d’un grand seigneur. »

Cela concordait avec l’histoire officielle de l’Empire.

Tremane continua à lire.

« Nous avons établi que ces guerriers appartenaient à une armée dont ils furent coupés au moment où leur ennemi remporta une victoire inattendue. Leur seigneur leur enjoignit de fuir aussi loin et aussi vite que possible – par un Portail. »

Intéressant… Ça n’avait pas été retenu par l’histoire officielle, mais ce groupe était bien parti de son côté pour faire ses propres conquêtes.

« Nous ignorons la raison de cette fuite. Mais nous supposons que leur seigneur voulait que la victoire de son ennemi n’en soit pas vraiment une. Ainsi, il s’était arrangé pour qu’il trouve seulement des cendres, détruisant tout avant qu’il ne mette la main dessus.

Les guerriers utilisèrent un Portail pour rejoindre leur destination, loin à l’est de l’endroit où ils s’étaient réfugiés après avoir été coupés des leurs. Quelque chose se passa au moment où ils le franchirent. Une catastrophe d’origine magique les propulsa plus loin qu’ils n’auraient dû aller. Ils se retrouvèrent dans un territoire inconnu qui devint, vous l’avez sans doute deviné, le cœur de notre Empire. Les jours qui suivirent, il y eut une série de perturbations qu’un témoin appelle des "tremblements de terre magiques " et un autre des "contrecoups". Il semble que ces perturbations soient du même genre que celles que nous subissons aujourd’hui. »

Exactement ce que le duc avait espéré trouver ! La joie le submergea…

… et retomba quand il lut la suite.

« Vos ordres étaient de rechercher des circonstances semblables à celles que nous subissons et de découvrir ce que les anciens ont fait pour se défendre. Je n’ai pas de bonnes nouvelles, mon seigneur. Mes collègues et moi sommes unanimes : nos ancêtres ne firent rien ! Ils ne pouvaient rien faire. Ils se contentèrent d’attendre que les contrecoups – ou tremblements de terre – passent ou les détruisent. Un jour, les perturbations cessèrent. Ils consolidèrent leur position… Le reste appartient à l’histoire officielle de l’Empire. »

Tremane se prit le visage à deux mains.

Ils ont attendu que ça passe. Ce n’était pas une bonne nouvelle. Mais il va falloir que je l’accepte. Il n’était pas du genre à prétendre qu’une mauvaise nouvelle était forcément un mensonge. En réalité, il avait tendance à agir comme si une mauvaise nouvelle était le héraut du pire qui restait à venir. En cette circonstance, c’était une bonne chose.

Ses mages paniquaient. Les vagues de perturbations devenaient plus puissantes. Son idée de rétablir les Portails en priorité, pour faire des réserves, avait été la bonne. Ils avaient assez de nourriture et de matériel pour survivre une partie de l’hiver – sur des demi-rations. Et s’ils réussissaient à rouvrir les Portails encore une ou deux fois, ils iraient jusqu’au printemps avec des rations entières.

Non. C’était le mauvais choix… Partir chercher ce qu’il leur fallait… Oui, ce devait être leur priorité, mais pourquoi perdre du temps à ouvrir plusieurs Portails, alors qu’il ne lui en fallait qu’un ? Celui qui donnait sur le dépôt militaire le plus occidental de l’Empire, afin de réquisitionner des vivres… Au diable les armes ! Il ne permettrait pas à ses hommes de gaspiller une flèche jusqu’à ce qu’il ait arrêté des plans à long terme. Au diable les renforts ! Il avait tous les hommes qu’il lui fallait pour tenir sa position, et beaucoup trop pour tenter une retraite ordonnée si les choses en arrivaient là. Il allait dire à ses mages de se concentrer sur cet unique Portail. De son côté, il fabriquerait les faux nécessaires pour vider l’entrepôt… Au diable l’honnêteté, la procédure, et tous ceux qui pourraient avoir besoin de s’approvisionner là-bas !

Il est plus facile de s’excuser que de demander la permission. Plus tard, il ferait amende honorable devant l’empereur, s’il le fallait.

Au moins, il savait une chose : Charliss n’était pas derrière ces « attaques ». Mais il restait possible qu’il ait su qu’elles se produiraient, et qu’il l’ait envoyé en mission pour se débarrasser de lui.

En condamnant des milliers de loyaux soldats en même temps que moi… Ce point le rendait furieux. La loyauté de l’armée envers l’empereur était légendaire. Trahir cette foi, c’était renier tout ce que l’Empire tenait pour sacré.

Autrement dit, pas grand-chose…

Pensant à l’état de la cour et à la corruption qui rongeait la bureaucratie, il conclut qu’il ne devait être ni surpris ni en colère.

Tremane secoua la tête. Cela n’avait pas d’importance. Le drame, pendant qu’il rassemblait son armée en position défensive, c’était que Valdemar, virtuellement épargné, restait à l’affût.

Si j’étais la reine, je frapperais maintenant. Je lèverais une armée avec Karse et j’attaquerais les lignes impériales à plusieurs endroits, jusqu’à ce qu’elles se brisent en fragments faciles à écraser. Je n’hésiterais pas. J’armerais les autochtones et je les laisserais me mâcher le travail. Ainsi, je prendrais Hardorn avec un minimum d’efforts… et je pourrais peut-être pénétrer sur le territoire impérial avant que mes pertes ne soient trop élevées.

Il devait trouver quelque chose pour occuper les Valdemariens…

Malheureusement, cela signifiait utiliser une arme qu’il avait gardée dans sa manche, tant il la haïssait.

Mais un homme aux abois fait tout ce qu’il peut pour s’en sortir. Et je ne combats pas seulement pour ma vie, mais pour celles de mes hommes. Donc, je n’ai pas le droit d’hésiter.

Il ne confierait pas cette mission à un aide de camp ou à un messager.

Tremane ouvrit un des tiroirs de son bureau et en sortit un objet lourd et carré enveloppé dans de la soie. Il posa le paquet devant lui et l’ouvrit.

Il contenait un morceau d’obsidienne poli et sans le moindre défaut.

Encore une raison, pour les candidats au Trône de Fer, d’être des mages. Certains messages étaient trop importants pour transiter par des intermédiaires.

Du tiroir, il sortit un petit portrait. Pas plus grand que sa main, il représentait un homme tout à fait insignifiant. Une bonne chose. Il n’était pas sage d’employer un agent facilement repérable. Au portrait s’ajoutait une mèche de cheveux – le lien physique dont il avait besoin pour contacter l’espion.

N’importe quel mage pouvait se servir de ce lien pour le tuer s’il n’était pas coopératif. Rien ne valait une garantie quand on traitait avec ce genre de personnage.

Tremane se représenta mentalement le visage de l’homme et puisa dans sa réserve d’énergie magique personnelle. Il n’osait pas se fier aux lignes de pouvoir environnantes. Ses mages l’avaient averti qu’elles étaient erratiques. Mais tant qu’il avait ses réserves, il serait immunisé contre les perturbations.

Il plongea son regard dans le verre noir, vidant son esprit de tout sauf de l’espion et du besoin de communiquer avec lui, son pouvoir lancé comme un hameçon prévu pour attraper un seul poisson.

Son énergie diminuait lentement alors qu’il cherchait et attendait. Cela pouvait prendre un moment. Il était prêt à attendre aussi longtemps que nécessaire. Son agent n’était peut-être pas libre de répondre. Ça n’était pas grave. Un mage apprenait à être patient. Et à rester concentré. Tremane avait beaucoup pratiqué l’une et l’autre de ces vertus.

Les heures passèrent et la chandelle se consuma.

A minuit passé, l’agent répondit.

Son visage se forma dans le verre. Retroussant légèrement les lèvres, Tremane pensa que l’imbécile avait l’air encore plus inefficace que sur le portrait. Comment avait-on pu choisir un peintre pour jouer les espions ?

Seigneur duc ! s’écria l’homme, d’une voix aussi peu audible qu’un bourdonnement d’insecte. Je vous supplie de m’excuser ! Je ne pouvais pas partir…

— Vous me faites perdre mon temps avec vos excuses, répondit sèchement Tremane. Voilà vos ordres. Libérez les petits oiseaux.

L’agent devint blafard.

Mon… mon seigneur ? bégaya-t-il. Tous ? Vous en êtes sûr ?

— Tous ! ordonna Tremane. Obéissez.

Avant que ce crétin ne lui ait fait perdre plus de temps et de ressources en gémissant que ça le mettrait en danger, il annula le sort. Le visage de l’espion disparut aussi vite que la flamme d’une bougie soufflée par le vent. Tremane se massa les tempes, puis enveloppa le carré d’obsidienne et le rangea avec le portrait et la mèche de cheveux.

L’agent survivrait-il à sa tâche ?

Sans doute, s’il était prudent. Les « petits oiseaux » étaient déjà en place, et leur libération pouvait être lancée à distance. Bien sûr, s’il était stupide, il serait pris…

Eh bien, il sera puni de son idiotie ! décida Tremane avec une impatience qui ne lui ressemblait pas. S’il est pris, il aura fait tout ce qu’il pouvait faire, donc il ne m’est plus indispensable.

Il était rarement impitoyable avec ses subordonnés. Mais il n’avait pas recruté cet agent…

Tremane serra les poings un instant, rongé de remords. L’ordre qu’il venait de transmettre… C’était terrible et avilissant ! La première souillure qu’il aurait sur la conscience. Il avait déjà ordonné que des hommes soient tués, mais au cours de batailles, ou dans des circonstances où les deux parties savaient à quoi s’en tenir. Cette nuit, il ne dormirait pas, et peut-être pas non plus la suivante.

Il avait ordonné la mort d’innocents – des non-combattants. Mais un empereur devait se montrer sans pitié quand la survie de son peuple était en jeu.

Je n’avais pas le choix, se dit-il, le regard rivé sur la fenêtre tellement semblable au miroir qu’il venait d’utiliser.

Je dois sauver mes hommes. C’est la guerre, et je n’avais pas le choix.

Alors pourquoi avait-il l’impression d’avoir trahi son honneur et son âme ?

L'annonce des tempètes
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